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Socle commun version hard ou version light : débarrassons-nous en !

Tribune publiée dans l’Humanité

lundi 5 novembre 2012

Tribune de Henri Baron, directeur d’école, militant de l’Éducation Populaire et syndical (Cgt Éduc’action), parent d’élève. Le socle commun de connaissances et de compétences né en 2005 et distillé sous l’ère Sarkozy, est la définition de savoirs a minima destinés à satisfaire le patronat à la perpétuelle recherche d’une main d’œuvre peu qualifiée mais sachant effectuer des tà¢ches précises, sans trop réfléchir, ni s’opposer, ni se rebeller.

Le Medef en redemande [1], qui témoigne de sa satisfaction à l’égard des propositions du nouveau ministre de l’Éducation en la matière !

Car les signaux adressés par le Ministère de l’Éducation Nationale version Peillon ne vont pas dans le sens d’une abrogation du socle commun. Tout juste se contenterait-il d’un toilettage de ce que ses prédécesseurs ont fait avant lui et d’un nouveau baptême [2].… Une version avec édulcorants du Socle commun, en quelque sorte, qui ne changera pas foncièrement la vision rétrograde et utilitariste qu’ont nos dirigeants de l’école [3] !

Pas une panacée pédagogique…

Il y a six ans, avec d’autres qui ne furent pas entendus, Philippe Meirieu affichait déjà ses craintes : « Il est vrai que je suis agacé par le mot de "socle" : je trouve la métaphore assez malvenue : tout le monde aurait le socle et certains seulement la statue ! Mais je crains, surtout, qu’elle ne renvoie à des représentations assez archaà¯ques de l’apprentissage, en particulier qu’elle ne soit identifiée avec les « bases ». Ainsi comprise, la notion de « socle » nous ramènerait à une conception très linéaire et progressive de la construction du sujet et des connaissances. Elle nous interdirait la pratique de "la pédagogie du détour" ou de "la pédagogie du projet" qui font l’hypothèse que le plus complexe peut être plus mobilisateur que le moins complexe, qu’on peut avoir une ambition culturelle forte, qui donne sens aux savoirs, et ne pratiquer qu’a posteriori et au fur et à mesure, les "dénombrements" et les formalisations nécessaires. (…) l’acharnement sur les savoir-faire – identifiés, le plus souvent, à des savoirs fonctionnels – est complètement contreproductif : il bloque les apprentissages et éloigne les élèves de ce vers quoi il faudrait les amener…
 [4]
 ».

L’idée de socle induit une vision réductrice de l’Éducation, une accumulation de savoirs et des pratiques pédagogiques contestables pour forcer les enfants et les jeunes à le valider – la contrainte existe bel et bien, liée à l’obligation et la menace : socle commun non validé, exit le brevet ! Le socle commun et l’évaluation qui en découle peuvent d’ailleurs produire ce que nos collègues britanniques nomment le "teaching for test" : les enseignants tendent vers un enseignement centré sur ce qui sera évalué officiellement, délaissant les autres contenus. Dans ce cas, le socle commun se résume à l’acquisition de savoirs et savoir-faire, principalement en mathématiques et en français, validés par une évaluation finale qui n’est destinée qu’à la contrôler et ne constitue plus un outil qui permette à l’élève de progresser [5].

… mais surtout un contresens historique et éthique !

D’un point de vue pédagogique, le socle commun ne serait donc pas "productif" (pour reprendre une terminologie empruntée au monde de l’entreprise). Mais il y a plus inquiétant sur le plan éthique. Réduire les apprentissages à un socle est foncièrement discriminatoire. Peut-on admettre qu’avant même de devenir élèves, certains enfants – issus notamment des couches sociales les plus fragilisées par le chômage, la pauvreté, l’absence de perspectives, les discriminations en tous genres – pourraient être "déterminés" comme devant se contenter d’un socle représentant à la fois un minimum et un tout suffisant ? L’accès à ce qui se trouve "sur le socle" serait-il par conséquent réservé aux seuls élèves à qui on aurait donné les clés de la réussite ? L’école publique serait-elle à terme vouée à ne dispenser que ces savoirs du socle, laissant à d’autres le soin d’enseigner à une élite les savoirs jugés "inutiles", "trop coà »teux", "non rentables" comme la musique, les arts visuels, l’Éducation Physique et Sportive, la philosophie ou la littérature, pour ne citer que ces disciplines ? Pourquoi pas au privé ou aux collectivités locales – ce que le projet d’aménagement des rythmes scolaires peut d’ailleurs laisser craindre[6] ? Les fumeux experts de l’OCDE y sont largement favorables, eux dont les préconisations semblent désormais inspirer toute politique de l’Éducation qu’elle soit ouvertement de droite ou se dise de gauche [6].

D’une école jugée trop inégalitaire, nous en venons à une école ségrégationniste, une école de l’apartheid social. Quand l’école de Jules Ferry devait fournir à la Nation de la chair à canon, celle du socle commun cherche à fournir de la chair à patron, main d’œuvre malléable, corvéable et docile. Quel progrès social en perspective ! On est bien loin de l’objectif, malheureusement abandonné avant d’être appliqué, du seul ambitieux projet populaire pour l’école publique, le plan Langevin-Wallon (1947) qui puisait ses racines dans le programme du Conseil National de la Résistance (CNR) [7] pour lequel l’enseignement devait accorder une place prépondérante « à l’explication objective et scientifique des faits économiques et sociaux, à la culture méthodique de l’esprit critique, à l’apprentissage actif de l’énergie, de la liberté, de la responsabilité. (…) Cette formation civique de la jeunesse est l’un des devoirs fondamentaux d’un État démocratique et c’est à l’enseignement public qu’il appartient de remplir ce devoir. ».

Pour une autre école

Ne devrions-nous pas plutôt défendre ou revendiquer l’idée d’un service public d’éducation progressiste, une éducation faite d’abord pour tous ceux qui ont besoin d’école [8], qui ne restreigne pas les apprentissages à un socle commun de savoirs formatés pour satisfaire les exigences du patronat ? Une éducation qui permette à tous l’accès à une culture émancipatrice qui donne à chacun(e) les clefs pour décrypter le monde, l’analyser, le critiquer, accéder en toute intelligence à une citoyenneté pleine et entière ? Une éducation progressiste qui place enfin l’Humain au cœur de la société ?

L’École doit former de futurs citoyens éclairés et libres, capables de s’affranchir, pour comprendre le monde qui les entoure et agir, de la traduction ou de la séduction de l’État, du patron [9], du premier curé ou gourou (politique ou religieux venu)...

Il est donc urgent d’abandonner toute référence au socle commun – lequel est si loin de constituer « une promesse démocratique » [10] ou encore le « ciment de la nation » [11] (!!!) – et l’ensemble de ses corollaires (le livret personnel de compétences, les évaluations nationales CE1 et CM2 telles qu’elles ont été conçues par les gouvernements en place depuis 2007, ainsi que l’aide personnalisée et les stages de remises à niveau qui ne constituent que des artifices pour imprimer durablement l’École du Socle dans les esprits) [12].

Il est urgent de redéfinir les missions de l’école publique, afin que le service public d’Éducation permette à chacun(e) d’accéder à une culture la plus étendue et la plus émancipatrice possible. Si "refondation" de l’école il doit y avoir, elle doit s’accompagner de nouveaux programmes qui iront dans ce sens et qui (re)donneront à l’Éducation une réelle ambition populaire.


[2Il serait désormais désigné ainsi : « socle commun de compétences, connaissances et culture »

[3Notons au passage que dans les 43 pages du Rapport de la Concertation « Refondons l’École de la République » remis au Président de la République en octobre 2012, on dénombre 17 occurrences pour le socle, 44 pour l’évaluation, mais aucune pour le Rased ou l’aide spécialisée. De là à en déduire un message, il n’y a qu’un pas…

[4« Tout savoir doit être enseigné comme culture », entretien réalisé par Jean-Michel Zakhartchouk consultable sur http://www.meirieu.com/ARTICLES/socle.pdf. Meirieu ajoute : « (…) je me méfie de l’idée de "socle" telle qu’elle nous est proposée. Je fais d’ailleurs l’hypothèse qu’elle ne trouvera pas vraiment de concrétisation. Elle permettra seulement de rabà¢cher qu’il faut que les élèves sachent « lire, écrire, compter » et de discriminer des disciplines par rapport à d’autres… afin, peut-être, d’externaliser, comme on dit aujourd’hui, celles qui ne font pas partie du « socle ». Le mouvement est, d’ailleurs engagé : on laisse entendre, par exemple, que les disciplines sportives et artistiques ne relèveraient plus vraiment de la responsabilité de l’État mais des collectivités territoriales et du tissu associatif… Voilà qui est très grave pour moi, car générateur de terribles inégalités. »

[5Ce fut le cas, ces dernières années, des très controversées évaluations CE1 et CM2 que le nouveau ministre Vincent Peillon a mis en veilleuse pour l’instant…

[6« Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population. » (Rapport de Christian Morrisson, expert de l’OCDE, La faisabilité politique de l’ajustement, 1996).

[7« « Nous concevons la culture générale, dit Paul Langevin, comme une initiation aux diverses formes de l’activité humaine, non seulement pour déterminer les aptitudes de l’individu, lui permettre de choisir à bon escient avant de s’engager dans une profession, mais aussi pour lui permettre de rester en liaison avec les autres hommes de comprendre l’intérêt et d’apprécier les résultats d’activités autres que la sienne propre, de bien situer celle-ci par rapport à l’ensemble. » (…) Une culture générale solide doit donc servir de base à la spécialisation professionnelle et se poursuivre pendant l’apprentissage de telle sorte que la formation de l’homme ne soit pas limitée et entravée par celle du technicien. Dans un État démocratique, o๠tout travailleur est citoyen, il est indispensable que la spécialisation ne soit pas un obstacle à la compréhension de plus vastes problèmes et qu’une large et solide culture libère, l’homme des étroites limitations du technicien. » (La réforme de l’enseignement – Projet Langevin-Wallon, 1947)

[8Le rapport suivant fait partie des textes fondateurs de l’éducation populaire. Il date de… la Révolution française, et mériterait une nouvelle jeunesse : « Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaà®tre et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ; assurer à chacun d’eux la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature, et par là établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi : tel doit être le premier but d’une instruction nationale ; et, sous ce point de vue, elle est pour la puissance publique un devoir de justice. Diriger l’enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens et l’aisance de ceux qui les cultivent, qu’un plus grand nombre d’hommes deviennent capables de bien remplir les fonctions nécessaires à la société, et que les progrès toujours croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune ; cultiver enfin, dans chaque génération, les facultés physiques, intellectuelles et morales, et, par là , contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée : tel doit être encore l’objet de l’instruction ; et c’est pour la puissance publique un devoir imposé par l’intérêt commun de la société, par celui de l’humanité entière. » Nicolas de CONDORCET, Rapport sur l’organisation générale de l’Instruction publique présenté à l’Assemblée Nationale législative au nom du Comité d’Instruction publique (20-21 avril 1792)

[9On lira avec intérêt, y compris voire surtout si, comme moi, on est professionnellement plutôt favorable à une éducation par compétences, le dossier argumenté de Nico Hirtt L’approche par compétences : une mystification pédagogique publié dans L’école démocratique, n°39, septembre 2009 et téléchargeable sur http://www.skolo.org/IMG/pdf/APC_Mystification.pdf

[10Voir l’appel pour le socle commun signé par des organisations syndicales, la FCPE, des partenaires de l’école – que sont elles allées se fourvoyer dans cette galère ? – sur le site http://soclecommun2012.wordpress.com/2012/09/21/appel-pour-le-socle-commun/

[11Décret n° 2006-830 du 11 juillet 2006 relatif au socle commun de connaissances et de compétences et modifiant le code de l’éducation : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000818367&dateTexte=&categorieLien=id

[12Dans un de ses derniers communiqués (11 octobre 2012), la Cgt Éduc’action déclare : « il n’y a pas de bon ou de mauvais socle commun : le socle commun est défini pour s’adapter aux besoins du patronat et la Cgt Éduc’action s’y oppose donc par définition. Changer l’école, c’est aussi changer la base idéologique des réformes précédentes. En basant sa réforme sur une « amélioration » du socle commun, le gouvernement n’a pas fait ce choix. Il s’engage en réalité dans une nouvelle étape des réformes du gouvernement précédent. » http://www.unsen.cgt.fr//images/actus_tracts_communiques_declarations/2012_2013/com_press_changer_l_ecole_11_10_2012.pdf